Evenements
—————————————————————————————————————————————————————————————————————————

2009
A la nouvelle galerie casablancaise (Maroc) "Ces-arts"
"Racines au pluriel"

Dans le récit de vie de Fatima Binet Ouakka ont prédominé, intervallaires, les mauvais coups du sort, la souffrance et un sentiment angoissant de la précarité des choses. A bien des égards, c’est un chemin des ordalies dont elle est sortie fortifiée pour ainsi dire et plus combative que jamais. Pour la chronique, elle avait commencé par être bergère dans la région des Ait Sadden dont elle est native, près de Fès, avant de s’expatrier.

Arrivée en France, elle s’est mariée et a préparé un diplôme en psychologie. Intégrant par le fait du hasard un atelier de peinture, son arrivée à l’art et à la découverte des formes et des couleurs était vécue à la fois comme une libération et une révélation. Alors les expositions individuelles et collectives se sont multipliées depuis 1994 (Paris, Allemagne, Chine, Malaisie…), mettant au jour une création plastique d’un dynamisme époustouflant, original, que pas mal de médailles d’or, d’argent, de distinctions honorifiques sont venues consacrées à juste titre. Son élection cette année comme membre du jury de la Biennale de Moscou est une autre manière de reconnaître son talent.
 
Chez Fatima Binet Ouakka, tout est à identifier comme style. Dès le départ, l’artiste a peint comme si elle avait accès à son inconscient dont elle a peu de raison de craindre le contenu. Issue d’expériences vécues fortement intériorisées, la peinture  affiche une vitalité du mouvement telle qu’on ne peut pas prévoir ce qui va arriver. Une fois à l’œuvre, l’artiste est littéralement emportée par sa fougue où se mêlent transe, jeu sérieux, dépassement de soi…
Gaies, burlesques ou dramatiques, les formes en aplats, juxtaposées, se chevauchant ou s’imbriquant au moyen des touches, s’articulent de manière frénétique et quasi dionysiaque.

D’un travail à l’autre, la composition se donne tel un agrégat de suggestions et d’évidences qui, sans vouloir rien montrer au fond, nous laissent décider si l’acte pictural a effectivement eu lieu dans toute sa vigueur ou non. Un acte charriant des résidus d’expériences plastiques antérieures, de mouvements simultanés, des contrastes évoquant un cubisme analytique débridé. Mais le désir abstractif est là comme un refoulé tout en nerfs, qui attend de déferler et qui finit par imprégner la technique et la basculer dans un expressionnisme en rupture de cercle, c’est-à-dire typique et porteur de nouvelles valeurs.
Certes, Fatima Binet Ouakka abstrait parce qu’elle est hantée par le rythme, un rythme qui composerait à lui seul le sens de sa peinture, n’étaient les connotations figuratives qui se réfèrent ici et là à sa personnalité, sa biographie, voire même à l’histoire de l’art, et qui se lisent en filigrane comme des projections mentales, des « divagations » oniriques : autant d’effets, de graphisme et de signes à caractère identitaire et narratif. C’est une peinture qui reste liée à l’expression et à la sensibilité, et perpétue un modernisme plastique, dont le modèle symbolique est Nicolas de Staël.

Des éléments figuratifs, rappelant des personnages dans diverses postures, souvent en arrière-plan, font penser à des dessins d’enfants soumis à des exercices mnémoniques. Fatima Binet Ouakka semble parfois creuser dans un vécu qui frise le miroir, mais qu’elle fait tôt de singulariser dans des juxtapositions inédites. Elle ne voudrait pas tomber dans le décoratif ni trahir une mémoire qui, dévoilée, pourrait n’être qu’un faux-semblant naturaliste.
Créatrice de génie (dans le sens propre du mot : génitrice engendrant un être nouveau), elle cherche à repérer, comme chez les abstraits lyriques français, dans un espace panoptique (ici supposé celui de la toile), au-delà des conventions plastiques telles la planéité, les lignes-contour, les touches répétées, ce qui lui permettra, sans avoir trop à discuter ni à argumenter, d’installer définitivement l’autorité de son geste qui ne sera pas un acte ni un serment de foi, mais l’expression d’une force innée, qui peut s’interpréter par elle-même. Car, dit à propos Nietzsche, un art qui a d’abord besoin d’être prouvé ne vaut pas grand-chose.

Les œuvres de Fatima Binet Ouakka, qui inaugurent la nouvelle galerie casablancaise « Ces-arts » racontent un parcours artistique des plus aspectés. Encadrées ou sans châssis (comme chez les supports-surfaciens), elles dénotent l’apport considérable d’une palette proprement déroutante, qui donne, dans le contexte marocain actuel, l’approche esthétique et le raisonnement théorique à l’appui, un fort pressentiment de renaissance.

Abderrahman Benhamza